Interviews et conférences de presse
«Il y a en ce moment un potentiel exceptionnel d’unification du peuple arménien» : l’entretien du Premier ministre à «Libération»
Interrogé par «Libération», Nikol Pachinian, Premier ministre depuis la «révolution de velours», veut convaincre la diaspora arménienne de revenir dans le pays.
«Il y a en ce moment un potentiel exceptionnel d’unification du peuple arménien».
Le monde l’a découvert harnaché de son sac à dos, le mégaphone au poing, à électriser les rues de Erevan contre le Premier ministre, Serge Sarkissian. Un mois après le triomphe de la «révolution de velours», et du changement de pouvoir pacifique en Arménie, Nikol Pachinian s’est installé dans son fauteuil de Premier ministre. Il semble tout aussi à l’aise dans les costumes-cravates. Il a appelé à des élections législatives en 2019, et a donc un an pour convaincre. Alors qu’il bataille pour nommer son équipe gouvernementale et lancer ses premières grandes réformes, il a accordé un entretien à Libération et à l'AFP.
Les Arméniens vous connaissaient auparavant comme journaliste, militant, député d’opposition et révolutionnaire. Comment vivez-vous votre transformation en homme d’Etat ?
Toutes les révolutions se confrontent à un choix, à un moment donné : consolider la révolution, ou la poursuivre. C’est la différence entre Fidel Castro et Che Guevara. Dans le cas arménien, ce n’est pas moi qui aie décidé de la marche à suivre, mais le peuple. En continuant mes activités d’avant, je trahirais ses attentes. Nous avons ensemble établi une liste de problèmes sur la place publique. Il est temps de travailler à les résoudre.
L’un des problèmes que vous avez soulevé concerne la réforme du système judiciaire, inefficace, opaque et corrompu. Doit-on s’attendre à une thérapie de choc, comme en Géorgie voisine, après la révolution de 2003 ?
Il n’y a pas besoin d’une telle thérapie de choc. Au cours des dernières années, des centaines de milliers de dollars de fonds internationaux ont déjà été dépensés pour améliorer le système judiciaire. L’évaluation de ces réformes est positive, et 90% du travail législatif a été accompli. Mais ces efforts n’avaient pas pu résoudre le problème principal : les ordres directs aux juges émis depuis le 26, avenue du Maréchal Baghramyan [résidence du Premier ministre, ndlr]. Moi, je ne passe pas ce genre de coups de fil. Donc le problème est résolu. Les juges corrompus seront tout simplement arrêtés. Ceux qui ne prennent pas de pots-de-vin travailleront en toute liberté et indépendance. Et les réformes pourront s’appliquer normalement.
Votre prédécesseur avait suivi une politique internationale dite «de complémentarité» : l’Arménie est membre de l’Union eurasiatique avec, entre autres, la Russie. Elle a aussi signé un accord de partenariat avec l’Union européenne. Vous placez-vous, dans la politique internationale aussi, dans une logique de rupture ?
Le processus politique de changement de pouvoir n’a pas eu de contexte international. Il n’y aura pas de revirement géopolitique. Les différences vont se faire sentir dans le contexte de la politique intérieure de l’Arménie. Notre objectif est de défendre nos intérêts nationaux, la souveraineté et l’indépendance de notre pays. Nous ne sommes pas «pro-occidentaux», ou «pro-russes», ou autre. Nous sommes pro-Arménie.
Mais justement, vous avez promis de vous attaquer aux monopoles économiques, et aux oligarques. On peut supposer que cela va aller à l’encontre des intérêts russes, par exemple de grands groupes comme Gazprom ou Rosneft. Votre politique intérieure aura donc un impact sur votre politique étrangère…
On dit que Gazprom a un monopole «naturel» sur le marché arménien du gaz. Mais nous avons aussi la possibilité de recevoir du gaz de l’Iran. On ne peut donc pas parler de monopole. Nous nous soucions aussi de la question du prix du gaz, qui est excessif. Nos partenaires russes comprennent notre approche et sont ouverts à la discussion. Rosneft n’a pas de monopole non plus pour ce qui est de l’importation de pétrole. De même pour les chemins de fer, les banques, etc. Les autorités russes respectent notre souveraineté, elles l’ont prouvé par leur non-ingérence pendant la révolution. Notre objectif n’est pas de déraciner tout ce qui est russe. Au contraire, nous souhaitons attirer les investissements internationaux ici, qu’ils soient russes, français, européens, américains, etc.
La diaspora arménienne est estimée à au moins 6 millions de personnes. Beaucoup sont investis dans des projets économiques et culturels en Arménie, mais n’habitent pas dans le pays. Vous avez annoncé un grand projet de rapatriement. Comment comptez-vous le réaliser ?
C’est un objectif stratégique que mon parti «contrat civil» a formulé de longue date. J’estime que l’essentiel de nos compatriotes peut servir le pays dans les domaines économiques et culturels mais aussi dans la gouvernance et l’administration publique. Il y a en ce moment un potentiel exceptionnel d’unification du peuple arménien après la révolution de velours, démocratique et non violente. Or, il y a certains obstacles législatifs à l’implication des Arméniens de l’étranger. Faciliter leur engagement peut être le premier pas vers un grand rapatriement.